VISITES.

Et c’est une autre fille qui m’accueille à l’arrivée. Mais cette souris n’a rien d’un motif de rêve. Elle donnerait plutôt dans le cauchemar délicat, celui qui se situe entre l’accident d’avion et le retour dans vos foyers de votre belle-mère prodigue.

La personne en question ressemble plus à la résultante de l’accouplement d’un bouledogue et d’une girl-scout qu’à Liz Taylor. Elle est petite, épaisse, moustachue, rouge de trogne avec des dents à changement de vitesse et un regard acide qui ferait frémir un caporal de carrière.

Je pousse un soupir et j’ouvre les carreaux sur cet échantillon de la grâce féminine.

— Où suis-je ? interrogé-je.

Elle me considère sans aménité.

— A l’hôpital…

Du coup, la comprenette me revient.

Je revois l’accident, le pont, les gens se bousculant pour examiner ma carcasse meurtrie…

Je vais encore m’offrir une sacrée note de tôlerie ! Au prix où est le marteau, à notre époque, mes éconocroques vont en prendre un fameux coup. Brusquement je pense à Félicie, ma brave femme de mère. Quand elle va savoir que je suis à l’hosto, ça va lui filer des vapeurs ! Déjà qu’elle a des palpitations, la pauvre chérie !

— Je peux téléphoner ? demandé-je au dragon à moustaches.

— Et puis quoi encore ? Où vous croyez-vous ?

— Vous m’aviez parlé de l’hôpital…

Elle n’aime pas les petits dessalés, la grosse vachasse. Cette infirmière-là, je vous le dis, c’est la mère fouettard !

— Ecoutez, je suis commissaire, et il faut que je passe plusieurs coups de fil, vu ?

— Vous les passerez quand vous pourrez vous lever !

— C’est-à-dire ?

Elle a un mauvais sourire.

— Comptons une petite quinzaine…

Je me fous en renaud, d’autant plus que le narco achève tout à fait sa mission, et qu’une douleur s’épanouit comme un chou-fleur dans ma pauvre carcasse malmenée.

— Dites, la vieille, je grogne, ne m’obligez pas à faire le méchant ou alors ça va barder pour vos hormones !

Elle manque en avaler son râtelier. Des malades qui la traitent ainsi, elle n’en n’a encore jamais rencontré. La voilà qui avale sa salive à plusieurs reprises pour se libérer le tuyau, et qui me joue un morceau d’orgue de cinéma de sa composition. Elle meugle comme une sirène d’usine. Elle m’annonce que, pour elle, il n’y a pas plus de commissaire que de vertu pour une starlette ; que, par ailleurs, ce titre ne pourrait que jouer en ma défaveur si elle le prenait en considération, car elle vomit les flics et qu’enfin, si je ne ferme pas illico ma boîte à ragoût, elle va me faire une piquouse afin de me faire tenir tranquille.

— C’est parce que votre papa est au bagne que vous n’aimez pas les poulets, grand-mère ?

— Répétez !

Elle bondit.

— Ça vous fâche qu’on vous appelle grand-mère ?

— J’ai quarante-deux ans, mossieur !

— Alors vous êtes un cas, parce qu’on vous en donnerait vingt de mieux !

On est en plein suif lorsque nos éclats attirent l’interne de garde.

C’est lui qui vient de réduire ma fracture.

Il s’inquiète.

— Que se passe-t-il ?

— Je ne sais pas, dis-je avec bonté, cette jeune fille s’est mise à m’invectiver parce que j’ai demandé si on pouvait mettre un biniou à ma disposition…

Il se mord les lèvres tandis que la « jeune fille » éclate en vitupérations…

Il la calme et m’explique qu’il est impossible de m’installer le téléphone, mais que, par contre, si j’ai des coups de tube à balancer, il peut s’en charger…

Je lui passe mon numéro et lui demande de prévenir Félicie avec le maximum de précautions, en lui donnant l’assurance que son fils bien-aimé se porte comme un charme. Je n’ai jamais vu de charmes, mais je sais qu’ils sont en bonne santé.

Il dit gi-go.

— Ce sera tout pour l’immédiat, assuré-je.

Il s’en va et fait signe au dragon de ne pas me chahuter vu que je dois être encore sous l’influence de l’anesthésique. Le silence retombe dans ma chambre avec un bruit de porte qui se ferme. Une veilleuse bleue couve un germe lumineux dans un coin de la taule… Par les vitres dépolies, j’aperçois un morceau de ciel que les romanciers à trois francs cinquante estimeraient « clouté d’étoiles »…

Parfois, une vague plainte monte de cette caserne de la souffrance. Il y a des mecs qui clabotent sous ce toit… Ça me colle le gros bourdon… Comme tous les gnards qui passent leur vie à défourailler sur leur prochain, j’éprouve une répulsion pour tout ce qui est maladie. La mort, pour moi, c’est une balle dans le baquet ; j’ai la trouille de l’autre, de celle qu’on appelle la bonne mort !

Sur ces pensées grises, je sombre insensiblement dans du coton. Je me mets à ronfler, sans toutefois perdre conscience de cette souffrance qui me taraude.

Je dois faire un peu de température car je rêve encore… Mais mes rêves sont imprécis, pénibles et flous… Je vois des greluses à poil, je les enlace d’un revers de bras, mais au moment où je vais pour les presser contre mon corps fiévreux, une douleur atroce me déchire l’épaule, m’empêchant de terminer le geste auguste du semeur.

C’est rageant. Je m’éveille, le front en sueur, les crins plaqués sur le bol. Changement de décor. Il fait jour… Un soleil convenable illumine les vitres opaques, et près de moi, se tient une Félicie en larmes.

Je lui souris.

— Salut, m’man, t’es déjà là ?

— Oui, j’ai réveillé M. Mithouard, notre voisin… C’est lui qui m’a amenée. C’est un homme très serviable…

D’autant plus serviable qu’il a le béguin de Félicie. C’est un petit vieux bien propret dont la bergère est canée d’un cancer au pétrus l’année dernière… Il aimerait se remarida avec ma vioque. Pas à cause de la bagatelle, bien sûr, car Moman ne doit pas être portée sur le matelas à deux places, mais pour se faire faire de la camomille, des poulets chasseur et des reprises à ses caleçons longs.

— Il paraît que tu as une fracture de l’épaule et deux côtes enfoncées ! larmoie-t-elle.

— On le dit !

— Comment est-ce arrivé ?

— Bêtement, ma direction m’a dit au revoir sans préavis et je me suis retrouvé contre le parapet d’un pont…

— Seigneur Jésus ! Et si le garde-fou avait cédé sous le choc ?

— J’aurais cédé moi-même au plaisir de faire un plongeon…

Elle chiale rétrospectivement.

— C’est affreux, mon grand !

— Mais non… Au contraire, tu vas m’avoir…

Elle a un frémissement d’aise à cette pensée ; rien ne peut lui faire davantage plaisir.

— C’est vrai… Je te dorloterai bien… Tu auras tous les petits plats que tu aimes…

Là-dessus, Dubois fait une entrée très furtive dans la carrée. Il a le regard qui lui pend sur les joues comme tous les mecs qui n’ont pas dormi…

— Je viens de lire ça dans le journal, dit-il. C’est complet !

Il salue ma mère d’un geste noble et prend place de l’autre côté du lit.

— C’est déjà dans le baveux ? fais-je.

— Quelques lignes en dernière heure. Moi, tu penses, après l’histoire d’hier, je n’ai pas pu fermer l’œil… A la première heure, je suis allé acheter le journal pour lire le crime…

— Quel crime ? coupe Félicie.

Je lui fais signe de la boucler.

— Et qu’en dit-on ? questionné-je.

Dubois hoche la tête.

— On conclut au double suicide, bien entendu…

— Pourquoi, bien entendu ?

— Mais…

Je gueule :

— Bon Dieu, tu as un crâne en fibrociment ! Je te dis que tes deux mecs ont été butés ! Je le sens ! Je le sais ! Attends un peu que je m’organise, et tu verras quelque chose ! Et cette buse de Mignon ! Il n’y voit pas plus loin que le nez de sa femme, lequel est en pied de marmite, soit dit au passage ! Attends ! Attends !

Dubois est effarouché.

— Calme-toi, supplie Félicie. Ne pense pas au travail, il faut te soigner avant toute chose…

— Ta mère a raison, renchérit Dubois.

Lui, c’est Dubois dont on fait les flûtes ! Il est toujours prêt à donner la note qu’on attend.

— Dis voir, doc, une fracture de l’épaule, ça va me tenir combien de temps dans cette usine à macchabées ?

— Oh ! une bonne quinzaine…

— Je peux rentrer chez moi, non ? Que je m’emmerde dans un bloc de ciment ici ou à mon domicile, c’est du kif ?

— L’embêtant, ce sont les côtes enfoncées. C’est un motif à complications pulmonaires… Il vaut mieux que tu restes en observation…

— Tu ne pourrais pas me trouver une clinique où je serais plus peinard qu’ici ? Dans cette cambuse, il n’y a pas mèche de téléphoner et les infirmières vous enguirlandent… C’est joyce, je te jure !

Il se gratte le nez… Chez lui, c’est un signe d’intense réflexion. Ce curage nasal a dégagé un long poil qui sort, triomphant, de sa narine droite… Il le touchotte d’un index délicat.

— Ecoute, fait-il, je vais te faire une proposition honnête…

— J’ouïs.

— Pendant la période d’observation, tu vas venir à la maison !

J’en reste baba.

— Chez toi ?

— Oui, tu sais que l’étage au-dessus de mon appartement est à moi. Je l’ai transformé en petite clinique d’accouchement. J’ai trois chambres pour mes clientes qui veulent être soignées par moi… L’une est libre en ce moment. Tu vas t’y installer. Ainsi tu seras sous ma surveillance et tu auras tes aises… La nourriture est bonne, tu ne l’ignores pas… Le téléphone sera à ton chevet, tu pourras recevoir n’importe qui à toute heure du jour et de la nuit !

Je suis terriblement alléché…

— D’ac, fais-je, mais à une condition, doc : je banque !

Il hausse les épaules.

— Votre fils est mesquin ! déclare-t-il à Félicie.

Ma brave daronne est radieuse. La pensée que je vais me trouver à sa disposition, et chez des potes, la console…

— Puisque c’est d’accord, fait Dubois, je vais aller arranger ton évacuation à la direction…

Il calte…

Je regarde disparaître sa silhouette rustaude.

— C’est un gars épatant, dis-je à Félicie.

Elle opine du chef, comme on dit en langage gastronomique.

Mon moral a tendance, après cette décision, à se remettre au beau fixe… Bon, j’ai écopé, mais ç’aurait pu être plus grave… Il faut toujours envisager les choses sous un angle plongeant… On a alors l’impression d’occuper une position dominante, partant, favorable…

Félicie dépose un baiser sur mon front purpurin et déclare qu’elle rentre à notre pavillon pour me préparer une valoche de pyjamas et autres robes de chambre.

Dès qu’elle a le dos tourné, l’araignée du matin se pointe.

Un peu furax, la mère Duchnok, d’apprendre que je les mets. Elle qui comptait me faire baver des ronds de chapeau, elle prend les choses plutôt mal !

— Alors, Monsieur nous quitte ? grince-t-elle avec la voix de girouette réclamant une goutte d’huile qui fait son charme.

— Ecoutez, chère amie, je vous dois une explication : vous êtes tellement mon genre que je crains de tomber amoureux de vous et de faire des bêtises ! Alors, j’aime mieux étouffer cet amour naissant dans sa coquille, vous comprenez ? Je suis à l’âge où l’individu se cherche et je ne voudrais pas que ce soit une autre qui me trouve !

— Vous êtes malin !

— Pas mal, merci ! Puis-je vous demander un crayon ?

— C’est pour quoi faire ?

— Pour prendre ma température…

En renaudant, elle me tend une pointe Bic. J’arrache un morceau de papier tapissant le rayon de ma table de chevet… En attendant que mon ambulance soit prête je prends des notes… Des notes sur une foule d’idées biscornues qui se trémoussent sous mon chapiteau.

Je veux bien être immobilisé pendant un bout de temps, mais cela ne m’empêchera pas de mener mon enquête tout de même. A la force de la matière grise, que je la ferai ! Par téléphone, si besoin est !

Deux malabars porteurs d’un brancard s’annoncent dans ma turne. Ils ont des tronches qui inciteraient à croire que l’homme descend bien du singe. Ils m’empoignent sans ménagement, ce qui m’arrache un cri de douleur.

Je vois l’infirmière grassouillette me décocher un sourire radieux. Alors, je me retiens de gueuler pour lui éviter une grande joie !

 

A tue et à toi
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